• "Le lac" - Alphonse de Lamartine

     

    lamartine 

    En octobre 1816, Alphonse de Lamartine a 26 ans. De santé fragile, il séjourne à Aix les Bains pour soigner sa nostalgie et ses états d'âme. A cette occasion, il rencontre Julie Charles, une jeune femme tuberculeuse qu'il a sauvée de la noyade et avec laquelle il va vivre une grande passion romantique. L'été suivant, Lamartine revient à Aix pour retrouver Julie qui, trop malade, ne pourra pas quitter Paris. Elle mourra en décembre 1817 à  l'âge de 33 ans. Désespéré, se promenant seul sur les lieux de leur amour, Alphonse de Lamartine écrit alors "Méditations poétiques" dont le recueil sera publié en 1820 et obtiendra un grand succès. Il donne à Julie le nom d'Elvire. En 1820 il épouse Marianne-Elisa Birch, une jeune anglaise.

     

    "Le lac", est le 10ème poème du recueil des Méditations. Lamartine prend le lac  à témoin  en lui demandant de lui restituer le souvenir des merveilleux moments passés avec Julie. Ce poème est devenu le poème immortel de l'inquiétude devant le destin, la fuite du temps qui passe , de l'élan vers le bonheur et de l'amour éphémère qui aspire à l'Eternité. Il met en valeur la fragilité de l'homme face aux caprices du temps.

     

    "Le lac"

     

    Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
    Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
    Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
    Jeter l’ancre un seul jour ?

    Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
    Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
    Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
    Où tu la vis s’asseoir !

    Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
    Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
    Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
    Sur ses pieds adorés.

    Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
    On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
    Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
    Tes flots harmonieux.

    Tout à coup des accents inconnus à la terre
    Du rivage charmé frappèrent les échos ;
    Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
    Laissa tomber ces mots :

    "Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
    Suspendez votre cours :
    Laissez-nous savourer les rapides délices
    Des plus beaux de nos jours !

    "Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
    Coulez, coulez pour eux ;
    Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
    Oubliez les heureux.

    "Mais je demande en vain quelques moments encore,
    Le temps m’échappe et fuit ;
    Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore
    Va dissiper la nuit.

    "Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
    Hâtons-nous, jouissons !
    L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
    Il coule, et nous passons !"

    Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
    Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
    S’envolent loin de nous de la même vitesse
    Que les jours de malheur ?

    Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
    Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
    Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
    Ne nous les rendra plus !

    Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
    Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
    Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
    Que vous nous ravissez ?

    Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
    Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
    Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
    Au moins le souvenir !

    Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
    Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
    Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
    Qui pendent sur tes eaux.

    Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
    Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
    Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
    De ses molles clartés.

    Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
    Que les parfums légers de ton air embaumé,
    Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
    Tout dise : Ils ont aimé !

     

    Alphonse de Lamartine

    (1790-1869)

    Méditations poétiques

     

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